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[Interview] « Ouvrir les métiers du BTP aux femmes »

Dans cette interview, Romain Bérodier, fondateur de l'école La Bâtisse, présente les enjeux de féminisation et de reconversion des métiers du BTP !
16/06/202310 mins
Par Hugo Messina
[Interview] | Féminisation du BTP et reconversion professionnelle

En 2023, près de 261 000 projets de recrutement sont prévus dans le secteur de la construction. Néanmoins, plus de 74 % de ces embauches sont jugés difficiles par les employeurs.* Pas de doute, les métiers du Bâtiment et Travaux Publics (BTP) rencontrent une pénurie de main d’œuvre. Des postes laissés vacants par des candidats potentiels, encore frileux à l’idée de découvrir l’univers du bâtiment. 

Romain Bérodier a fondé La Bâtisse, une école de formation spécialisée dans les métiers manuels du BTP, à destination des femmes et des personnes en reconversion professionnelle. Selon lui, plusieurs enjeux existent dans le secteur et doivent être relevés par les organismes de formation. Hupso, également engagé dans la valorisation et l’accès aux métiers du BTP, a rencontré pour vous ce spécialiste, pour discuter des défis actuels dans le secteur du bâtiment.

*Source : Enquête Besoin de Main d’Oeuvre (BMO), Pôle emploi.

L’interview de Romain Bérodier, fondateur de La Bâtisse

  • Pourquoi vous engager dans la féminisation et la revalorisation des métiers du BTP ?

Romain Bérodier : « Je viens d’une famille d’artisans, en boulangerie et en fromagerie. J’ai donc grandi dans le bain de l’artisanat, avec l’envie de m’impliquer dans ce secteur. Après des études de commerce à HEC, j’ai travaillé dans la transition environnementale, puisque c'est un sujet qui me parle et un énorme défi civilisationnel. 

J’ai commencé ma carrière chez Suez mais mon poste ne me plaisait pas. Au bout d’un an et demi, j’ai décidé de m’engager dans l’artisanat, pour relever d’importants enjeux sociaux et environnementaux. Il s’avère que le bâtiment regroupe les défis d’intégration sociale, pour les femmes dans le bâtiment, et sur l’environnement, puisqu’il s’agit du premier secteur de production de déchets en France.

L’idée de créer une école de formation pour les personnes en reconversion professionnelle s’est faite à partir de constats. Il manque aujourd’hui 190 000 personnes dans le BTP mais très peu de structures existent pour la reconversion professionnelle. Pour changer les mentalités dans le bâtiment, il faut absolument se nourrir de nouveaux profils, qui n’ont rien à voir avec le secteur et qui n’ont jamais été dans cet univers. Ils apportent une approche totalement différente. J’ai voulu créer une structure qui ne ressemble pas à une école classique. Une structure professionnalisante, avec un vrai esprit de communauté, pour apprendre un métier plutôt que de faire des études. 

J’y ai ajouté une mission sociale importante, pour valoriser la place des femmes dans le BTP. En 2023, moins de 2 % de femmes exercent ces métiers. S’engager pour la formation des femmes dans le bâtiment permet d'ouvrir les métiers du BTP aux femmes et de faciliter leur intégration dans le secteur. »

  • Pourquoi une diversité des genres est nécessaire dans le secteur du bâtiment ?

Romain Bérodier : « Je pense que le premier point concerne le manque de professionnels. Chez La Bâtisse, on constate qu’une grosse pénurie de main-d'œuvre est en cours dans les métiers du BTP. Pourtant, seulement 6 000 femmes en France exercent un métier manuel du bâtiment… contre 500 000 hommes ! Des chiffres complètement dérisoires face au manque actuel de professionnels.

Beaucoup de secteurs, dont le bâtiment, traversent ces difficultés de recrutement. Ces problématiques risquent même de s’accentuer si l’on prend en compte les perspectives de croissance, par exemple avec la rénovation énergétique. Les femmes apportent donc un vivier d’emplois. C’est une ressource colossale pour la main d’œuvre. C’est invraisemblable de se dire que les entreprises du bâtiment se privent de la moitié de la population active ! Aujourd’hui, recruter 90 % d’hommes, c’est passer à côté d’un candidat sur deux. 

Ensuite, recruter des femmes pourrait apporter de nouvelles valeurs au secteur. Culturellement, les femmes ont plus le sens du service ou la gestion des conflits. Attention, pas toutes les femmes possèdent ces valeurs. Mais une majorité de femmes possèdent ces attributs. Personnellement, j’ai la conviction qu’intégrer progressivement plus de femmes favorise une complémentarité indispensable. Par exemple, les femmes apporteraient énormément sur les enjeux environnementaux. La plupart des études actuelles soulignent que les femmes sont plus conscientes de ces défis liés à l’environnement. Or, l’environnement sera l’avenir du secteur du bâtiment. 

Même dans les pratiques, intégrer des profils diversifiés, féminins ou provenant de la reconversion professionnelle, va permettre de faire évoluer le secteur. C’est un public qui se pose plus de questions sur le sens du travail et l’adéquation vie pro avec vie perso. »

  • Aujourd’hui, qu’est-ce qui empêche une femme de débuter sa carrière dans le BTP ?

Romain Bérodier : « Pour moi, il y a trois freins opérationnels qui participent à cette tendance. 

Le premier concerne l’orientation professionnelle. À l’heure actuelle, on a tendance à ne pas présenter ces métiers aux femmes. Si c’est le cas, il s’agit plutôt de professions avec des attributs esthétiques et artistiques, comme l’ébénisterie ou la peinture, sociétalement associés aux femmes. Très rarement, voire jamais, on va mettre en avant la plomberie, l’électricité ou le carrelage comme des opportunités professionnelles.

Le second frein est lié au cadre de formation. Une femme se retrouve en minorité, quasiment seule, dans une culture virile, parfois sexiste. Sans figure d’inspiration ou de paire avec qui échanger, la motivation professionnelle s’étiole rapidement. 

Enfin, le dernier obstacle se retrouve au moment de l'insertion professionnelle. En effet, les femmes sont encore discriminées par les entreprises du bâtiment, qui ne sont pas toutes habituées à recruter ces profils. C’est difficile pour une femme, au moment de l’embauche, d’évaluer si l’entreprise n’a pas une culture trop sexiste et respecte les éléments légaux, comme le fait d’avoir des sanitaires réservés. Pourtant, de plus en plus de ces employeurs sont prêts à se réinventer, notamment en raison des problématiques de recrutement.

Tous ces éléments font qu’une femme va avoir inconsciemment ces freins en tête et ne pensera même pas à une carrière dans le bâtiment. Si toutefois elle envisage ce parcours, elle fera face à des frustrations qui estompent son intuition professionnelle. »

  • Quels sont les préjugés qui circulent à propos des femmes dans le bâtiment ?

Romain Bérodier : « Déjà, je pense que la culture française comporte du sexisme au quotidien. Il y a donc des stéréotypes propres à la société dans laquelle on évolue.

Dans le secteur du bâtiment, l’argument numéro un est celui de la capacité physique. On pense qu’il s’agit de métiers physiques, et que les femmes ne peuvent par exemple pas porter de charges lourdes. Tout cela a été balayé d’un revers de la main par les professionnelles avec qui j’ai pu échanger. Certes, ce sont des métiers majoritairement manuels mais dire qu’il y a un frein physique, c’est une construction sociétale, presque historique, dans la dévalorisation des métiers du bâtiment. Ce premier préjugé repose sur la vision qu’on avait de ces activités il y a 20 ou 30 ans. Pour vous donner un exemple simple : pourquoi fait-on une différence entre un plombier qui porte un chauffe-eau de 60-80 kilos et une aide-soignante qui soulève une personne âgée, inerte, qui peut faire de 50 à 100 kilos ? En réalité, les femmes sont toutes aussi capables que les hommes d’exercer des métiers considérés comme étant physiques.

Il y a aussi le côté manuel : est-ce qu’une femme va savoir faire tel ou tel geste professionnel ? On doute encore qu’une femme puisse le faire. Intuitivement, on pense à un homme quand on pense à un ouvrier du BTP. C’est tellement ancré dans l’imaginaire qu’on a du mal à imaginer qu’une femme exerce ces fonctions… alors que c’est totalement possible !

Mais il existe aussi des considérations plus virulentes, sur la place de la femme. Certains pensent encore qu’une femme n’a pas à se trouver sur un chantier mais plutôt à la maison… C’est totalement inacceptable d’entendre ça. »

  • De la même manière, quels sont les freins à la reconversion des femmes vers un métier du BTP ?

Romain Bérodier : « Ce sont des stéréotypes véritablement liés à la société. Par exemple, on pense que ce sont des voies garages : c’est faux. On pense que ce sont des métiers pénibles et physiques : c’est également faux. Les professionnels du BTP sont également catégorisés comme des travailleurs fainéants et sans esprit de logique. Encore une fois, c’est faux. Ces métiers manuels travaillent par définition la partie cognitive et la partie manuelle. C’est ce qui fait la richesse de ce secteur. Un professionnel peut savoir comment installer un réseau électrique mais sans réflexion derrière, le travail sera mal fait. 

Dans l’imaginaire collectif la personne en reconversion, c’est un actif de 40 ans qui veut ouvrir son propre commerce. C’est un cliché qui ne dépeint pas exactement ce qu’est la reconversion. 

Dans la réalité, les profils sont complètement différents. Soit il s’agit d’un jeune d’une vingtaine d’années, qui a décroché scolairement ou a obtenu un premier diplôme et exercé quelques années, sans épanouissement. Aujourd’hui, ce type de personne cherche un métier rémunérateur, concret et stable

On rencontre aussi un second profil de trentenaire, qui a exercé un premier métier pendant longtemps et qui fait face à un moment charnière dans sa vie. Cette personne a des projets de vie et souhaite changer de voie professionnelle avant de concrétiser tous ses projets. »

  • Selon vous, quel est le rôle de la formation professionnelle face à ces enjeux du secteur BTP ?

Romain Bérodier : « Pour lutter contre ces obstacles, les organismes de formation innovants, comme Hupso ou La Bâtisse, aident à construire une pédagogie et un projet d’orientation face aux freins dont je parlais.

Avant tout, la formation propose un parcours clé en main, surtout pour la reconversion. L’élève apprend un nouveau métier, tout en étant rémunéré, et avec l’assurance de trouver un job à la fin du parcours. On met en place des conditions qui font que l’arrivée sur le marché du travail va très bien se passer.

Plus globalement, les actions de formation servent à revaloriser ces métiers. On rend les lettres de noblesse à ces professionnels. D’ailleurs, c’est totalement la mission de Hupso : « Former les personnes aux métiers indispensables ». 

D’un autre côté, la formation permet aussi de rendre accessible ces parcours. À partir du moment où on identifie les problèmes, l’éducation a sa carte à jouer. Concrètement, il faut mettre en avant des figures, c’est-à-dire faire apparaître des femmes et des hommes dans les présentations des métiers ou encore présenter des profils variés qui ont réussi leur reconversion. Les organismes de formation sont des acteurs à part entière, capables de mettre en lumière une hétérogénéité de profils. Il y a un gros pouvoir d’identification. Les personnes peuvent s’identifier et se lancer plus facilement, avec moins de freins en tête. 

Les cursus de formation sont aussi très puissants pour présenter la richesse de ces professions. Ce sont des métiers essentiels et fondamentaux pour la société. Si demain ils disparaissent, tout risque d’aller de travers. C’est en quelque sorte un rôle de médiatisation, pour changer la représentation que se font les individus sur les métiers du BTP. »

  • Pourquoi se lancer dans un métier du BTP quand on est une femme ?

Romain Bérodier : « Les femmes avec qui j’échange dans le bâtiment sont des personnes qui ont eu la motivation et l’envie de se reconvertir. Tout cela, malgré les appréhensions et les engagements qui existent dans une reconversion. 

Rapidement, une fois que la personne débute, il en ressort que du positif. Elles sont fières d'exercer un métier concret et s’épanouissent de voir le rendu de leur travail à la fin de la journée. J’ai rencontré des apprenantes qui construisent des immeubles dans Lyon et qui sont excitées à l’idée d’imaginer qu’elles participent à l’élaboration de ces projets d’envergure. 

Le BTP offre une multitude de perspectives. Un professionnel peut aussi bien être salarié et décider de créer sa propre entreprise, presque du jour au lendemain. Il y a donc de la flexibilité mais aussi des opportunités insoupçonnées, comme travailler à l’étranger. Dans tous les cas, personne ne pourra les remplacer : ces métiers ne sont ni délocalisables, ni automatisables. L’avenir est donc assuré pour les professionnels du BTP.

Il y a aussi le côté rémunérateur. C’est un aspect mis de côté mais les perspectives salariales sont très intéressantes. Dans le BTP, les écarts de salaire entre femmes et hommes sont bien plus réduits que sur le reste du marché. Par exemple, avec trois ans d’expérience, une plombière touche facilement 2 500 euros nets par mois. 

Ce sont des métiers dans l’ère du temps, qui répondent au besoin de sens et qui ne vieillissent jamais. Ils sont au cœur des enjeux sociétaux. En exerçant dans le secteur du bâtiment, on sait qu’on fait un métier qui fait du bien à la société. Aujourd’hui, être une femme dans le bâtiment, c’est être pionnière. Il y a un vrai engagement. C’est d’ailleurs une valeur cardinale à La Bâtisse. Pas besoin de devenir président de la République pour changer le monde. »

À retenir de cette interview

En chiffres :

  • 261 000 projets de recrutement en 2023, en France
  • 74 % des recruteurs déclarent rencontrer des difficultés de recrutement
  • 87,7 % d’hommes dans le secteur du BTP (en 2021)
  • 48 % des nouveaux entrants ont entre 35 et 55 ans (en 2021)

En résumé sur les défis des métiers du BTP :

Le secteur du BTP manque de professionnels. Pourtant, les offres d’emplois sont nombreuses et en nette progression d’année en année. Pour lutter contre le manque de main d’œuvre, il faut attirer de nouveaux profils, plus variés, vers les métiers du bâtiment : des femmes mais aussi des personnes en reconversion.

Face à cette situation, la formation professionnelle joue un rôle crucial, pour : 

  • Revaloriser les professions
  • Lutter contre les stéréotypes
  • Mettre en avant des figures inspirantes
  • Créer des vocations 
  • Rendre les parcours accessibles
  • Changer la situation de l’emploi